Carnet: Elsie et la musique
Par Alexander Reford
L’année 2022 est le 150e anniversaire de la naissance d’Elsie Reford. Les Amis des Jardins de Métis célèbre cet anniversaire par une série d’événements, d’expositions, de publications, de discours et d’événements spéciaux.
Parmi les événements spéciaux figure la restauration de son violon du 17e siècle– pour ramener à la vie l’instrument d’Elsie Reford afin qu’il puisse être joué pour la première fois depuis un siècle. Un violon non joué perd sa musicalité. Ainsi, restaurer son violon est un acte de préservation et de générosité. Le souhait des jardins est de créer un programme de prêt afin qu’une jeune musicienne de la région puisse utiliser son violon pour la pratique et la performance.
Une œuvre musicale est également commandée pour l’honorer, elle et son amour de la musique – un héritage et un cadeau pour les musiciens et le public qui trouveront dans ses notes et ses rythmes des moments de beauté. J’ai écrit cet essai pour aider le luthier et le compositeur à comprendre la vie musicale et l’époque d’Elsie Reford.
– Alexander Reford, Directeur des Jardins de Métis
Les parents d’Elsie Reford lui ont donné l’envie de la musique à un très jeune âge. C’était typique de son époque, où les parloirs victoriens s’animaient avec de la musique, des chants, du piano et des concerts impromptus. La musique était considérée comme une partie importante de l’éducation d’une jeune femme. Outre la calligraphie, la danse, la broderie, l’aquarelle, l’art de la conversation, l’élocution et le comportement (se tenir correctement, s’asseoir avec élégance et maîtriser l’art de la révérence), la musique était la clé du développement d’une femme. La maîtrise d’un instrument était importante pour son entrée dans la société. Une éducation musicale imposait la méthode, la rigueur et la pratique. Elle ouvrait également la porte à la culture musicale, à la majesté des cours européennes, à la dignité des valses et aux brillants compositeurs des siècles passés. La musique a également rendu les femmes « divertissantes » et d’être au centre de l’attention dans un monde alors principalement dominé par les hommes, leurs besoins et leurs passe-temps.
La jeune Elsie a-t-elle assisté à des concerts à Perth, son village natale de l’est de l’Ontario ? Ou est-ce seulement à son arrivée à Montréal que le monde de la musique s’est ouvert à elle ? Ses archives sont muettes à ce sujet, mais nous savons que Perth possédait une salle de concert qui accueillait régulièrement des artistes et des performances lorsqu’elle y est née en 1872. Nous pouvons supposer que son père Robert Meighen, associé avec ses frères dans Arthur Meighen and Bros., le magasin général le plus prospère du village, prenait régulièrement place aux concerts.

Étui à violon d’Elsie
L’étui à violon d’Elsie Reford est l’un des plus beaux objets qui nous proviennent de sa longue vie active. Fait de loupes de noyer poli, cet étui orné est dans un état de conservation extraordinaire. Davantage exposé dans la résidence d’Elsie, voisin du piano et du lutrin, elle s’en est peu servi pour ses déplacements.
Nous sommes privilégiés d’avoir en notre possession plusieurs photos d’Elsie jouant du violon avec un plan sur l’étui ouvert. Elles nous révèlent qu’Elsie possédait également un étui rigide, du genre de ceux qu’on voit les musiciens utiliser de nos jours pour transporter leur instrument entre leur demeure et le lieu de leur représentation.
L’étui d’Elsie est estampillé « E. C. Withers » sur une plaque en laiton. Le réputé luthier de violons Edward Withers Ltd. était établi rue Wardour, dans le quartier de Soho, à Londres. Il fabriquait et vendait des violons, et possédait en plus un inventaire complet d’accessoires nécessaires aux violonistes et aux autres instrumentistes à cordes. Pensons aux cordes, aux étuis et bien plus encore. Cet étui a vraisemblablement été fabriqué par un spécialiste en étuis de violon destinés à la clientèle huppée de l’entreprise.
Muni de compartiments en velours bleu, l’étui d’Elsie dispose d’une poignée d’objets anciens. On y trouve plusieurs fragiles morceaux d’arcanson, une résine de conifère dont on frotte l’archet, qui à son tour permet la mise en vibration des cordes. On trouve aussi une sourdine en métal, ayant probablement servi pour prémunir son mari ou ses fils des insupportables gammes ou études si nécessaires à ses pratiques. Et finalement, quelques cordes complètent l’attirail destiné à sa carrière musicale.
E. Withers & Co.
Vers 1895
Noyer, laiton, coton, soie et lin
Housse de violon brodée
Les initiales d’Elsie Stephen Meighen sont inscrites sur ce coussin de soie qui protégeait son violon et identifiait son instrument et son étui comme étant les siens. La broderie est probablement son travail manuel – car la broderie était une passion depuis toujours. C’est l’un des objets précieux liant le violon et son étui à son propriétaire.

Le violon d’Elsie
Le coussin de soie dont les initiales « ESM » ont été brodées par Elsie Stephen Meighen a servi à protéger l’une de ses plus précieuses possessions : son violon.
Son instrument est l’œuvre de l’atelier Klotz, situé en Haute-Bavière, dans la commune de Mittenwald. Il a probablement été fabriqué à la fin des années 1680. Avec près de 350 ans d’âge, il commence à montrer des signes de vieillissement. Elsie a joué de son violon tous les jours dans les années 1880 et 1890.
Nous connaissons ses talents en musique grâce aux mentions de sa participation au concours de diplôme à l’Académie de musique en 1886, où elle a reçu le diplôme de niveau II au piano. L’année suivante, elle a obtenu un diplôme de niveau I au violon.
Même si Elsie ne se destinait pas à une carrière musicale, elle a tout de même donné plusieurs concerts. En mai 1893, elle était l’une des interprètes à la représentation de l’Académie de musique de Montréal, un théâtre-salle de concert situé dans la rue Victoria, devant un public « très à la mode, quoique restreint ». Plus tard la même année, elle a été l’un des premiers violons au concert de décembre de la Société philarmonique. À l’occasion de ses fiançailles avec R. W. Reford, en juin 1893, elle a joué à sa propre fête, offrant des airs de violon à son futur beau-père avant qu’il ne sabre le champagne en l’honneur du jeune couple. Sa future belle-mère, Kate Reford, l’a aussi louangée en la qualifiant de « brillante ». Sa dernière prestation en public fut le Vendredi saint de mars 1894, où elle faisait partie des violons dans le Messie de Haendel, présenté à l’église Emmanuel, de la rue Sainte-Catherine.
Michael Klotz
Vers 1680
Érable, épinette et vernis

Archet de grande qualité
Lorsqu’on pense au violoniste, on insiste souvent sur l’importance et sur la valeur de son violon. Mais, en fait, ce qui donne toute l’ampleur et la sonorité à l’instrument, c’est son archet.
Récemment expertisé à Paris par l’historien en archet Jean-François Raffin, il a été confirmé que l’archet d’Elsie est le travail du réputé maître archetier français J. A. Vigneron. Il a été fabriqué vers 1885, à Mirecourt, en Lorraine, où Vigneron y a appris son métier de son beau-père, l’archetier Claude Charles Nicolas Husson. Et c’est à Mirecourt, le centre français de fabrication de violons et d’archets, que se trouve de nos jours l’École nationale de lutherie.
En 1888, Vigneron s’établit à Paris avec son fils André. Les archets signés Vigneron sont notables pour leur raffinement musical et leur sobriété ornementale – sans oublier leur grande valeur marchande, pouvant s’élever jusqu’à plus de 20 000 $ aux enchères! Ils sont très prisés tant des musiciens professionnels que des collectionneurs.

Celui d’Elsie possède un élégant piqué et se trouve en presque parfait état de conservation. Orné d’incrustations de nacre et de fil d’argent, il porte la marque « Collin-Mezin », du marchand parisien qui l’a vendu.
Elsie se l’est-elle procuré lorsqu’elle était étudiante à Paris? Combien de fois s’en est-elle servie? Et quand était-ce pour la dernière fois? L’histoire du violon, de l’archet et du boîtier est disparue avec elle. Mais nous en conservons la relation intime d’Elsie avec la musique.
J. A. Vigneron, père
Vers 1885
Bois de Pernambouc, ébène, argent, laiton, nacre et crin de cheval
Au moment où les Meighen s’installent à Montréal en 1880, la ville possédait une culture musicale dynamique, accueillant des musiciens en tournée venant des États-Unis, d’Angleterre et de France. Des concerts d’orchestres, petits et grands, sont proposés dans l’une ou l’autre des salles musicales de la ville. Les pianos abondent dans les maisons montréalaises et leur vente était promue dans les pages des quotidiens de la ville. Les professeurs de musique donnaient des cours particuliers chez les riches. Les couvents et les écoles privées qui éduquaient les jeunes femmes faisaient de l’éducation musicale une des clés de l’apprentissage, offrant à leurs élèves un enseignement musical et des pianos d’entraînement.
L’Académie de musique du Québec organisait des concours annuels de diplômes pour faire progresser les musiciens et leur formation musicale. L’Académie a été fondée en 1868 pour normaliser l’enseignement de la musique et pour fournir aux professeurs de musique professionnels une base institutionnelle à partir de laquelle ils peuvent promouvoir leur métier. Illustrant l’intérêt grandissant pour la musique, les Montréalaises photographiées par William Notman dans son studio sont parfois montrées avec leurs instruments – tenant leur harpe, banjo ou castagnettes – ou, comme dans le cas d’un portrait d’Elsie Meighen, âgée de 15 ans en 1887, leur violon.
Les parents d’Elsie Meighen croyaient qu’il fallait donner à leurs enfants une éducation musicale. Elsie et sa sœur Margaret ont reçu des cours de musique. Margaret jouait du violon. Leur frère Frank jouait du piano. Il était destiné à devenir le plus ardent promoteur de musique de Montréal et le financier de la première compagnie d’opéra de la ville. Elsie maîtrisait à la fois le piano et le violon après des années d’enseignement et de pratique.
L’oncle d’Elsie, George Stephen (plus tard Lord Mount Stephen), frère aîné de sa mère Elsie, était un amateur de musique. En 1884, il a fait la livraison d’un magnifique instrument de musique qui a coûté la somme incroyable de 4 000 $ (plus que le coût d’un manoir montréalais à l’époque). Maintenant propriété d’Héritage Montréal et exposé à l’hôtel Le Mount Stephen (construit autour du manoir de Stephen en 2017), le piano a été commandé auprès d’un important fabricant de New York. Sa livraison anticipée était suffisamment importante pour figurer dans la Gazette de Montréal du 25 juin 1884 :
Il y a un an, W. T. [William Tutin] Thomas, un architecte canadien, qui a conçu la belle maison de George Stephen, président du chemin de fer du Canadien Pacifique, à Montréal, a également conçu le mobilier, y compris un pianoforte, le tout dans un style renaissance [sic]. La commande du piano fut donnée, après de longues délibérations, à Decker Brothers, de cette ville, par l’intermédiaire de leur agent montréalais, DeZouche & Atwater, et des plans et devis leur furent envoyés. La conception de l’architecte a été suivie d’un bout à l’autre et l’instrument a été terminé il y a quelques jours. Il sera exposé demain au public dans les entrepôts de Decker Brothers, mais un journaliste du Tribune a été appuyé hier pour le voir à l’usine de la trente-cinquième rue ouest et a été autorisé à passer ses doigts sur les touches. En apparence, le pianoforte ornerait n’importe quel appartement. Il est d’un petit modèle grandiose et est construit en bois de satin d’Amérique du Sud, fini dans différents styles pour produire des effets contrastés. Le boîtier proprement dit est composé de neuf pièces de bois de citronnier, plaquées ensemble pour former un corps continu qui s’étend d’un coin à l’autre. Celle-ci est disposée en panneaux incrustés de bois rares et coûteux d’Amérique du Sud et de métal brillant.[1]
La maison de Stephen, rue Drummond, est devenue le lieu habituel d’événements sociaux, où la société montréalaise se mêlait aux visiteurs distingués, aux financiers, aux magnats des chemins de fer, aux politiciens et aux membres de la famille royale. La musique était également au menu. En 1885, Stephen et son cousin, Donald A. Smith, ont parrainé une bourse annuelle pour payer les frais de scolarité d’un talentueux musicien montréalais pour fréquenter le Royal College of Music de Londres. La « Montreal Scholarship » (plus tard la Strathcona Scholarship, le titre que Smith a pris lorsqu’il a été élevé à la Chambre des lords) a aidé une génération de musiciens à fréquenter le plus prestigieux collège de musique de l’Empire britannique. La bourse a lancé la carrière musicale de plusieurs interprètes de Montréal, notamment les sopranos Ella Walker et Beatrice Lapalme et la contralto Ada Moylan.[2]
On sait si peu de choses sur l’éducation de Robert Meighen et de sa femme Elsie Stephen qu’il est difficile de spéculer sur la musique qu’ils ont apportée avec eux lorsqu’ils ont respectivement émigré d’Irlande et d’Écosse. Ils étaient tous deux issus de familles presbytériennes, une dénomination protestante peu connue pour son enthousiasme pour la musique. Le chant et le jeu d’orgue ont été pour la plupart abandonnés par la Réforme protestante en Écosse et les églises presbytériennes ont limité ces pratiques « romaines » associées à la liturgie catholique romaine. La famille Stephen venait cependant de Dufftown, une petite ville des Highlands écossais qui fut le lieu d’un renouveau musical au 19e siècle et où les églises presbytériennes ont commencé à autoriser le retour des orgues dans les paroisses rurales et le chant choral. Hors de l’enceinte de la Chapelle, la culture populaire des Highlands s’est construite autour de la musique, notamment la cornemuse. Le Clan Grant (dont faisait partie la famille Stephen) a embrassé cette tradition musicale. Un tableau du 18e siècle du « Piper of the Laird of Grant » célèbre le joueur de cornemuse héréditaire de la famille Grant, leur château sur la rivière Spey en arrière-plan. Le père d’Elsie Stephen était charpentier et luthier, donc on peut supposer que la musique faisait partie de sa vie familiale à Dufftown avant qu’elle ne suive ses frères dans une nouvelle vie au Canada. Nous avons dans notre collection un fifre en bois ayant appartenu à George Stephen, suggérant qu’il jouait avec la musique. Mais contrairement aux autres Écossais de souche avec lesquels il était souvent associé dans les affaires, Stephen n’a montré aucun enthousiasme évident à revêtir les couleurs de l’Écosse; il n’a jamais été photographié en tenue écossaise. Il était un partisan enthousiaste des œuvres caritatives de son lieu de naissance et des environs, mais il a apparemment limité son héritage écossais confiné à son accent et à son amour de la pêche au saumon. Un portrait de la princesse Louise le montre fumant un cigare avec un tam écossais couvrant ses cheveux blancs comme neige. Plus tard dans sa vie, Stephen a accueilli des musiciens dans sa maison de campagne, Brocket Hall, en Angleterre. Parmi eux, notons la première vedette musicale canadienne, Emma Lajeunesse (dont le nom de scène était « Madame Albani »). Une autre visiteuse était la diva australienne, Nellie Melba.

Nature morte de la musique d’Elsie sur son support
Cette nature morte du pupitre d’Elsie est une autre illustration de l’auto-représentation. Qu’elle ait survécu (Elsie a délibérément détruit une grande partie de sa correspondance et a activement édité l’histoire de sa vie) est en soi une marque de l’importance de l’image. Si le photographe est inconnu, par sa taille, son support et sa qualité, il s’agit clairement d’un travail de photographe professionnel – suggérant une séance photo dans la maison de son enfance – où ses partitions, son violon et son pupitre ont été délibérément capturés pour la postérité.
Elsie n’a pas maîtrisé seulement un, mais deux instruments de musique. Ses compétences en musique étaient telles qu’à 14 ans, elle a participé à un concours de diplômes de l’Académie de musique du Québec en 1886. Cet événement annuel a été créé pour amener les musiciens à obtenir des diplômes pour illustrer le cheminement de leur formation musicale. Cette année-là, Elsie Meighen a reçu le prix du diplôme de grade II au piano. Elle est revenue l’année suivante, obtenant un diplôme de grade I au violon.[3]
Elsie a eu la chance d’avoir le meilleur professeur de piano et de violon de Montréal – Paul Letondal. Letondal fut le premier professeur de musique professionnel de la ville. Bien qu’aveugle, il jouait de l’orgue et du piano et était décrit comme un virtuose du violoncelle. Il a enseigné à plusieurs des futurs musiciens professionnels de la ville, dont Calixa Lavallée, mieux connue aujourd’hui pour sa composition du « Ô Canada ». Décrit comme un « musicien cultivé, doublé d’un pédagogue d’un exceptionnel mérite », Paul Letondal était admiré pour son humanité: « un observateur perspicace ; avait beaucoup d’intuition, un esprit original et toujours en éveil, une verve intarissable, un caractère joyeux et expansif. Parlait bien en public, dissertait facilement et aimait la discussion. Esprit cultivé, il se tenait au courant des nouvelles mondiales et prenait part au mouvement littéraire du pays. »[4] Le fils de Letondal, Arthur, destiné à être organiste de l’église Gesù à Montréal et professeur tout aussi renommé, était de la même cohorte musicale qu’Elsie.

Portrait d’Elsie Meighen et son violon
Nous avons la chance d’avoir plusieurs photos d’Elsie en tant que musicienne. Ce portrait de William Notman est intéressant pour illustrer le choix clair du sujet de se montrer musicien en herbe pour son tout premier portrait formel. Caressant son instrument dans le studio Notman, l’image est une affirmation de l’image que la jeune Elsie a d’elle-même – féminine, élégante, une femme intelligente avec un but.
Un portrait survivant d’Elsie Meighen, pris à Dresde, en Allemagne, vers 1890, la montre jouant du violon, illustrant que l’instrument était son compagnon lorsqu’elle y a terminé ses études. Dresde était l’une des capitales culturelles européennes, connue pour son architecture baroque exceptionnelle. C’est là que les riches parents montréalais envoyaient parfois leurs enfants pour compléter l’éducation qu’ils ne pouvaient pas recevoir à la maison. Elsie y a été logée dans une belle villa où elle et ses camarades se sont vu offrir une éducation de haute culture. Parmi les articles les plus chers sur l’état des comptes qu’elle tenait, il y avait des leçons de piano et de violon.
Son livre de comptes de ses mois passés à Paris l’année suivante illustre à quel point la musique était au centre de son univers. En avril-juin, elle assiste à 11 concerts, dont quatre au Grand Opéra et cinq au Théâtre français. Elle a acheté onze livres de musique pour piano et onze autres de musique pour violon. Elle a même loué un piano pour la durée de son trimestre scolaire. Alors que ses dépenses en vêtements étaient plus importantes, son investissement dans son éducation musicale était considérable.
De retour à Montréal, elle performe dans divers ensembles. En mai 1893, elle apparaît comme l’une des interprètes de « piano et autres quatuors instrumentaux » lors d’un événement tenu à l’Académie de musique de Montréal (une salle de théâtre et de concert située sur la rue Victoria, près de Sainte-Catherine) devant un « public très à la mode, bien qu’un peu restreint ».[5] À l’occasion de ses fiançailles avec R. W. Reford en juin 1893, elle a performé à sa propre fête de fiançailles, jouant du violon à son futur beau-père avant de sabrer une bouteille de champagne. Ses talents musicaux faisaient partie des attributs qui lui ont valu la distinction de « très intelligente » de sa future belle-mère, Kate Reford. En mars 1894, « Miss Meighen » est répertoriée comme faisant partie des violons de l’orchestre jouant dans la représentation du Messie de Haendel dans l’église Emmanuel de la rue Sainte-Catherine.[6]
On sait peu de choses sur la vie musicale ultérieure d’Elsie. Dans le Musical Red Book of Montreal de 1907, elle est répertoriée (tout comme sa mère) comme l’une des « spectateurs de concert de Montréal ». Sa correspondance avec Lord Grey indique qu’elle a effrontément demandé à son riche oncle de faire un don pour lancer une campagne visant à construire la première salle de concert de la ville. Mais c’est son frère, Frank Meighen, qui s’est fait connaître comme le principal imprésario musical de Montréal. Il a parrainé des spectacles dans les parcs de Montréal, luttant contre les dirigeants de l’Église catholique pour introduire la musique militaire et populaire aux auditoires reconnaissants de la ville (le clergé s’opposait au choix de la musique et aux interprètes féminines occasionnelles). Avec le ténor Albert Clerk-Jeannotte, il fonde la Compagnie d’opéra de Montréal. Il a consacré une grande partie de sa fortune personnelle couvrant les déficits encourus au cours de ses trois premières années de plus de 300 représentations par 100 membres (dont 20 étaient des professionnels, pour la plupart importés d’Europe). L’historien de la musique Helmut Kallman a décrit la compagnie d’opéra de Meighen comme « l’entreprise d’opéra la plus ambitieuse jamais entreprise au Canada ».
Frank Meighen a été salué dans les journaux francophones pour son soutien infatigable à la musique et aux musiciens montréalais. « Le colonel Frank Meighen […] président de la Société musicale de Montréal est très connu à Paris et à Londres, dans les principaux cercles artistiques. On sait son goût artistique très affiné et son dévouement pour toutes les causes de l’art. Le colonel Meighen, qui parle facilement plusieurs langues, est le fils de M. Robert Meighen, le président de la compagnie Lake of the Woods et l’un de nos principaux millionnaires. Il possède une fortune personnelle considérable qu’il ne craint pas de faire servir à l’art. »[7] Peu de temps avant le déclenchement de la Première Guerre mondiale en 1914, Meighen a lancé le projet de construction de la première salle de concert dédiée de la ville. Le déclenchement de la guerre en août de cette année-là a mis fin à son rêve. Il a passé les années de guerre comme général dans l’Armée canadienne, dirigeant le Royal Montreal Regiment en France. À son retour de la guerre, il s’est consacré à la gestion de la Lake of the Woods Milling Company. L’idée d’une salle de concert dédiée est morte jusqu’à ce qu’elle soit relancée par le premier ministre du Québec Lucien Bouchard ; la Maison symphonique est finalement achevée près d’un siècle plus tard, en 2011.

Frank Meighen, imprésario musical
Frank Meighen était le frère d’Elsie. Cavalier accompli, il a consacré la majeure partie de sa jeunesse aux affaires militaires en tant que membre de plusieurs régiments de réserve montréalais. Frank Meighen a été élevé au grade de brigadier pendant la Première Guerre mondiale et a dirigé le recrutement de Montréalais pour l’effort de guerre. Lorsque Édouard, prince de Galles (le futur roi Édouard VIII) visita Montréal pour la première fois en 1919, Meighen était son hôte. Cette caricature montre deux des passions de Frank Meighen, le métier de soldat et la Lake of the Woods Milling Company, laissant entendre sarcastiquement que le fabricant de la farine Five Roses devenait gonflé par les richesses de l’approvisionnement de l’armée canadienne pendant la guerre.
Dans les mémoires en l’honneur de sa mère, Eric Reford a écrit qu’Elsie Reford jouait de la musique quotidiennement jusqu’à la Première Guerre, lorsque son service bénévole à Montréal et à Londres est intervenu. On ignore si elle s’est remise à jouer de ses instruments. Son piano était un meuble élégant dans sa maison de la rue Drummond. Son violon était probablement conservé à une place d’honneur. Lorsque le boîtier a été ouvert en 1995, ses cordes avaient disparu et le chevalet cassé, suggérant qu’il n’avait pas été joué depuis des décennies.
Qu’en est-il de l’appréciation de la musique par Elsie ? La musique est restée une partie de sa vie, car sa présence à des concerts est souvent mentionnée dans les journaux, documentant qu’elle a pris une part active à la vie musicale de la ville. Après la fin de la Première Guerre mondiale, Elsie Reford consacre son temps de bénévolat à des causes politiques et à des œuvres caritatives. Dans une lettre de 1920, elle critique d’une interprétation par l’Orchestre philharmonique de New York de la Symphonie n°3, aussi appelé la Sinfonia Eroica (Symphonie héroïque en italien), de Ludwig van Beethoven qu’elle ne trouva pas à la hauteur. Lorsque mon père, Michael, a vécu avec elle de façon intermittente en 1950 et 1951, il lui a fait cadeau d’un tourne-disque, lui permettant d’entendre des disques vinyle et certains de ses morceaux de musique préférés – suggérant que sa maison montréalaise était restée silencieuse jusque-là.
La vie d’Elsie Reford a été suffisamment longue pour permettre le flux et le reflux des enthousiasmes et des passions. La musique et l’équitation ont fait place à la pêche puis au jardinage. La politique était une passion, mais elle a aussi cédé sa place au travail caritatif et à la refonte de la société en coulisses. Sa formation musicale lui a donné la discipline qui a façonné son univers. Même à l’âge de 90 ans, elle mémorisait chaque jour un passage d’un livre ou d’un poème. À la fin de sa vie, passant l’été à l’hôtel Banff Springs en Alberta en 1965, elle a engagé un tuteur pour lui enseigner le latin et le grec. Je pense que la musique lui a donné cette discipline, lui a imposé une méthode et lui a fait comprendre toute sa vie que seule la pratique permet de devenir parfait.
[1] The Gazette, 25 juin 1884.
[2] Musical Red Book of Montreal, 1907, p. 85, p. 92, p. 115.
[3] Le Courrier du Canada, lundi 5 juillet, 1886.
[4] Dictionnaire biographique des Musiciens canadiens, Lachine, 1935, p. 181.
[5] The Gazette, 16 mai 1893. Traduction de l’anglais.
[6] The Gazette, 19 mars 1894.
[7] Le Passe-Temps, 18 février 1911.